Les sans-papier face aux prud'hommes - GITSI

Bien qu’ils n’aient pas de documents les autorisant à travailler, les sans-papiers sont couramment employés par des sociétés qui méconnaissent leur situation administrative ou font mine de la méconnaî

Article extrait du Plein droit n° 94, octobre 2012
« L’étranger et ses juges »

Les sans-papiers face aux prud’hommes

Nathalie Ferré

Université Paris 13, Iris

Bien qu’ils n’aient pas de documents les autorisant à travailler, les sans-papiers sont couramment employés par des sociétés qui méconnaissent leur situation administrative ou font mine de la méconnaître. Il arrive qu’ils soient en désaccord avec leur employeur, notamment en cas de rupture du contrat de travail. Mais leur situation administrative complique leur prise en charge par des conseillers prud’homaux, ce que nous explique un défenseur syndical parisien.

Les travailleurs sans papiers ne se sont jamais bousculés dans les conseils de prud’hommes, pour des raisons diverses tenant notamment à leur isolement et à la peur d’être découverts, arrêtés et éloignés vers leur pays d’origine. Si l’isolement est une donnée réelle, le risque d’interpellation est minime. De mémoire de défenseurs et d’avocats, la juridiction prud’homale peut être considérée comme un « sanctuaire » : ici, point de contrôle de la situation administrative des salariés et anciens salariés. L’arrestation, le 11 avril 2012, d’un sans-papiers dans les locaux du conseil de prud’hommes de Nanterre constitue un fait unique, dénoncé comme il se doit par les organisations syndicales. Le travailleur, dont la présence avait été signalée à la police par l’employeur, a d’ailleurs été remis en liberté après un rappel à la loi.

Mener une réflexion sur le travailleur sans papiers et son juge aurait appelé quelques éléments statistiques : combien de sans-papiers ont-ils saisi les conseils de prud’hommes ces dernières années ? Quel pourcentage cela représente-t-il par rapport à l’ensemble des travailleurs ? Sont-ils assistés ? Obtiennent-ils gain de cause ?… De telles données n’existent pas. Il aurait été pareillement intéressant d’accéder aux rôles de certains conseils de prud’hommes. Mais la consultation des registres d’audience ne permet pas de repérer si l’affaire concerne ou non un travailleur sans papiers. Sans oublier qu’il arrive assez souvent que la situation administrative même du salarié démuni d’autorisation de travail soit ignorée (car il a pu travailler normalement, en étant déclaré) ; le litige est alors réglé comme il le serait pour un travailleur ordinaire auquel, de fait, il s’apparente. Faute de sources, c’est donc à travers l’expérience d’un défenseur syndical parisien, qui traite une dizaine de dossiers par an, que l’on analysera la situation des travailleurs sans papiers devant la juridiction prud’homale.

Travailleur avant d’être sans-papiers ?

Le conseil des prud’hommes est une juridiction spécialisée chargée de statuer sur l’ensemble des litiges liés au contrat de travail. L’une de ses caractéristiques tient à sa composition : uniquement des juges non professionnels élus par des salariés et des employeurs. En cas de désaccord entre eux, il est fait appel à un magistrat, nommé le juge départiteur dont c’est, à Paris, l’unique fonction eu égard au volume des affaires. Devant le conseil des prud’hommes, le ministère d’avocat n’est pas obligatoire. Les salariés, y compris les travailleurs sans papiers, peuvent être assistés (et même représentés) par un ou une collègue, leur conjoint, ou encore par des délégués permanents ou non des organisations syndicales [1]. En pratique, les employeurs sont quasiment toujours assistés par un avocat, les salariés le sont souvent.

Un travailleur sans papiers qui saisit la juridiction prud’homale est-il d’abord un salarié ? Autrement dit la question de la situation administrative est-elle secondaire face au juge qui tranche les litiges liés au contrat de travail ? Quelles sont, ici, les particularités de la fonction juridictionnelle ? La situation des travailleurs sans papiers, au regard de la loi, est à la fois ordinaire et spécifique. En effet, le salarié étranger employé sans titre l’autorisant à travailler « est assimilé, à compter de la date de son embauche à un salarié régulièrement engagé » [2] en ce qui concerne notamment l’ancienneté, la durée du travail, les repos et les congés, et les règles de santé et de sécurité. Au titre de la période illicite d’emploi, il a droit au paiement de ses salaires. C’est en cas de rupture de la relation de travail que son sort diffère de celui des autres travailleurs puisqu’il peut bénéficier d’une indemnité de rupture forfaitaire égale, depuis la loi du 16 juin 2011, à trois mois de salaire (contre un mois antérieurement) [3]. À la place de cette indemnité, il peut réclamer au juge – car l’employeur ne l’accordera pas spontanément – une indemnité compensatrice de préavis et une indemnité de licenciement si l’application de ce dispositif est plus favorable. Mais, même si la loi ne le dit pas expressément, la Cour de cassation a décidé d’exclure le travailleur sans papiers d’une part substantielle de la réglementation consacrée, dans le code du travail, au licenciement : l’employeur n’est pas tenu de respecter la procédure de licenciement lorsqu’il met fin au contrat d’un travailleur au motif de sa situation administrative ; ce dernier n’a pas droit en principe à réclamer, dans cette même hypothèse, des dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail [4].

Cette ligne jurisprudentielle dictée par la haute juridiction n’est pas toujours suivie par les juridictions inférieures ; elle est même régulièrement ignorée des conseils de prud’hommes qui, dans l’ensemble, nient l’existence d’un texte spécifique aux droits des sans-papiers. Il est vrai que, hormis un article du code qui leur est « bénéfique » – l’article L. 8251-2 –, tous les autres sont des « articles littérature ». Parce qu’ils connaissent mieux les textes juridiques et la jurisprudence, les juges départiteurs se montrent plus favorables aux travailleurs sans papiers, de même que les magistrats des cours d’appel. Comme dans tout contentieux, l’interprétation de la jurisprudence – ici celle de la Cour de cassation – diffère selon les chambres : certaines ont fait le choix « d’ouvrir les vannes indemnitaires » aux sans-papiers, d’autres non. Mais une chambre peut elle-même changer de cap en fonction des magistrats, et surtout des présidents, qui la composent. La façon dont va se dérouler le procès dépend alors de l’ancienneté et de l’expérience du défenseur syndical : « Il s’agit ici de déstabiliser la défense prud’homale car les conseillers patronaux savent très bien que les sans-papiers ont droit à des indemnités, même s’ils n’ont pas le droit de travailler ! Un défenseur novice ne va pas pouvoir résister à ces blocages. » Il faut se préparer à être face à un avocat qui connaît la chanson – les arrêts de la Cour de cassation défavorables aux travailleurs sans papiers. Le défenseur syndical va devoir se battre contre cet arsenal. Lorsqu’il a la chance de connaître les conseillers prud’homaux, sa tâche est plus facile.

Ces manœuvres de déstabilisation ont néanmoins eu pour effet de décourager certains défenseurs. D’autres manquent simplement de compétences pour traiter des dossiers compliqués dans lesquels la problématique « sans-papiers » vient se surajouter aux difficultés « ordinaires » du traitement et du suivi des contentieux prud’homaux. Les défenseurs se posent certaines questions qu’ils ne se posent pas pour les salariés « ordinaires » : « Comment pourrais-je chiffrer à 30 000 euros le dossier d’un sans-papiers ? » Nombre d’entre eux pensent qu’il est préférable de rester dans une limite raisonnable, de chiffrer au plus juste car, le plus souvent, on est débouté.

Les prud’hommes faute de régularisation

Lorsque la CGT est saisie du cas d’un travailleur sans papiers, sa première intervention est de demander la régularisation. Il s’agit là d’une démarche systématique pour laquelle la CGT fait valoir différents éléments, comme la durée et les spécificités de l’emploi. Dans la lettre adressée à l’employeur, il arrive qu’on « bluffe », par exemple pour affirmer que ce dernier est tenu de fournir au salarié sans papiers tous les documents administratifs nécessaires pour régulariser sa situation. Parfois, dans le même courrier, on le menace d’un contentieux prud’homal si différentes sommes ne sont pas versées. En général, les sans-papiers qui se présentent ont déjà fait l’objet d’une procédure de licenciement. Si le « pôle revendicatif » de la CGT n’a pas obtenu leur régularisation, ils sont orientés vers le défenseur syndical. Dans le cas des sans-papiers, la saisine des conseillers prud’homaux est presque toujours provoquée par la rupture de contrat, très rarement par des questions de salaires ou par les conditions de travail. Une demande de rappel de salaires ou relative au paiement d’heures supplémentaires s’ajoutera en revanche souvent aux demandes liées à la rupture, une fois l’action engagée. Le sans-papiers, comme tout salarié, devra alors produire au minimum un tableau récapitulant les heures accomplies.

Dans les dossiers liés à la rupture du contrat de travail, la lettre de licenciement, quand il y en a une, joue un rôle central. Lorsque la rupture n’est accompagnée d’aucune procédure, d’aucun courrier, le licenciement pourra être réputé sans cause réelle et sérieuse. Mais il est important, dans le cadre de la défense prud’homale, de prendre acte, par courrier, de la rupture du contrat par l’employeur. À défaut, ce dernier pourra toujours prétendre que c’est le salarié lui-même qui a démissionné de son poste…

Le travail du défenseur syndical consiste d’abord à étudier et à monter le dossier en chiffrant les sommes dues. Le document est envoyé par recommandé à la juridiction prud’homale. Le défenseur se rend ensuite avec le salarié à l’audience de conciliation. Le plus souvent, en face, seul l’avocat de l’employeur est présent – ce qui au demeurant ne constitue pas une spécificité des dossiers concernant les sans-papiers. Si la procédure est la même, que le salarié soit ou non autorisé à travailler, il semble que, dans le deuxième cas, on ait plus souvent recours à un juge départiteur. Les sans-papiers viennent très rarement à l’audience, a fortiori lorsque la question de l’identité est soulevée. Le défenseur apporte alors lui-même le passeport.

« Je n’étais pas au courant »

Le principal argument des employeurs consiste à alléguer leur méconnaissance de la situation administrative du salarié. Et c’est là que se situe bien souvent le centre du débat… et l’issue du procès. Si le défenseur parvient à démontrer que l’employeur n’ignorait pas que son salarié était dépourvu d’autorisation de travail, le dossier devient facile : ce n’est pas pour la raison évoquée que le salarié a été écarté de l’entreprise ; l’employeur est de mauvaise foi et va être considéré comme responsable de la rupture, ce qui déclenche le mécanisme de réparation indemnitaire. Quand on ne parvient pas à établir cette preuve, le traitement du dossier devient difficile, l’employeur peut se draper dans la posture de victime. Tous les éléments factuels doivent alors être analysés et épluchés. Ainsi, le fait de ne pas payer à un salarié sans papiers une prime conventionnelle (prime de vacances, prime de 13e mois…) – ce qui est assez fréquent – alors que tous les autres salariés la perçoivent, constitue un indice permettant de dire que l’employeur savait.

En pratique, on distingue trois types de licenciement : ceux qui sont directement fondés sur l’absence de titre, ceux dans lesquels l’employeur prétend que le salarié a produit un faux titre pour être engagé et travailler, et ceux qui reposent une autre cause ; dans ce dernier cas, le patron fait, au contraire, semblant de ne pas mettre en avant le problème des papiers et préfère fournir une autre raison à l’appui de la rupture, par peur d’être condamné au pénal. Il invente alors des fautes commises par le salarié (abandon de poste, travail mal fait…) ou met en avant une prétendue insuffisance professionnelle.

La contestation de l’identité est la première spécificité de ce type de contentieux. Cela concerne les dossiers où les salariés ont travaillé avec de fausses cartes et sont licenciés pour cette raison. L’employeur fait mine d’avoir découvert le faux titre et conteste presque systématiquement devant le juge l’identité du travailleur. Il existe différents cas de figure : soit le travailleur sans papiers se déplace au conseil des prud’hommes avec son passeport et la question est en principe réglée ; soit il a peur et refuse de se présenter : c’est alors le parcours du combattant pour le défenseur syndical pour prouver l’identité. On a vu une conseillère prud’homale ne pas accepter le passeport comme pièce d’identité au motif qu’il s’agissait d’un document étranger… En réalité, tout dépend du poids du défenseur syndical. Lorsqu’il est connu dans le milieu prud’homal, l’identité sera établie sur la base du passeport sans que le travailleur ait besoin d’être présent à l’audience. À défaut, les juges veulent le voir.

Beaucoup de sociétés qui font régulièrement travailler des sans-papiers arrivent à l’audience en situation de liquidation judiciaire, ce qui pose question. Ayant procédé à l’embauche en toute connaissance de cause, elles vont jouer la montre car elles savent que ce sont les assurances – les AGS ou régime de garantie des salaires – qui vont payer les salaires et les indemnités dus. Certes, ces manœuvres procédurales pour faire traîner le règlement des dossiers ne sont pas spécifiques au contentieux impliquant des travailleurs sans papiers, mais dans ce cas, elles sont généralisées. Par exemple, l’employeur ne va pas récupérer les courriers recommandés qui lui sont adressés. Le salarié est alors obligé de passer par la voie de l’assignation avec huissier de justice. Le passage par l’huissier coûte en pratique 80 euros [5], sous réserve que l’assignation soit rédigée par un défenseur syndical ou un avocat.

Des écueils liés au statut du travailleur sans papiers

Les défenseurs syndicaux n’ont généralement aucun mal à identifier l’employeur. Il arrive toutefois que des sans-papiers aient travaillé sans justificatif (pas de bulletin de paie, pas de contrat…). Dans ces cas où il n’existe aucune trace de la relation salariale, même pas un commencement de preuve par écrit (photos, attestation…), la défense sera le plus souvent impossible.

De même, il est très difficile d’assister un salarié sans papiers qui a été forcé à démissionner par l’utilisation d’un subterfuge : par exemple, si ne sachant ni lire ni écrire le français, il a signé une lettre qu’on lui a présentée comme une demande de congés payés. On a vu aussi en pratique des employeurs faire signer un CDD rétroactif avec pour terme le jour de la rupture, ce qui prive le salarié de toute indemnisation.

Gagner le procès prud’homal ne suffit pas ; il reste une dernière étape, l’exécution de la décision, généralement « délicate ». L’employeur condamné à indemniser un salarié sans papiers va jouer l’attente, faire traîner, espérant que celui-ci soit interpellé et reconduit à la frontière. La loi du 16 juin 2011, en prévoyant la possibilité pour l’Ofii [6] de récupérer pour le compte du sans-papiers les sommes dues, entend pour partie répondre à cette situation. Deux années peuvent être nécessaires pour obtenir le paiement effectif des condamnations pécuniaires [7]. Une fois de plus, il va falloir faire intervenir un huissier. Pour un dossier normal, le passage par l’huissier coûte entre 200 et 300 euros ; mais comme l’employeur ne donne pas suite au recommandé, il est nécessaire de se livrer à des compléments de procédure. Le dossier d’un salarié sans papiers qui souhaite obtenir l’exécution de la décision judiciaire est « anormal ». En moyenne, les frais à engager pour l’exécution de la décision se chiffrent à 500 euros… que l’intéressé a bien du mal à payer. L’organisation syndicale peut l’aider pour partie.

Face aux juridictions prud’homales, les travailleurs étrangers sans papiers cumulent donc les handicaps, auxquels s’ajoute la méconnaissance, par les conseillers, des textes de lois et de la jurisprudence applicables. La durée de vie des dossiers de travailleurs sans papiers est comprise entre deux et quatre ans. Dans les cas où le sans-papiers a été expulsé, le traitement complet du dossier peut atteindre six années, le temps de récupérer les sommes dues.

La loi de 2011 a-t-elle amélioré le sort des travailleurs sans papiers ? On peut en douter. S’il est trop tôt pour se faire une idée précise de son application dans les conseils de prud’hommes, on peut craindre qu’elle ne facilite la mise à exécution des mesures d’éloignement. L’existence d’un procès prud’homal en cours a parfois permis, dans le passé, d’obtenir la remise en liberté d’un étranger retenu. Avec la réglementation nouvelle, on dira qu’il n’y a pas de raison de relâcher la personne puisque l’Ofii est là pour recouvrer les sommes dues… « La loi va servir de boulevard pour expulser le travailleur » conclut le conseiller prud’homal parisien.


 


Notes

[1] Article R. 1453-2 du code du travail.

[2] Article L. 8252-1 du même code.

[3] Sur les salaires et les indemnités liées à la rupture de la relation de travail, voir l’article L. 8252-2.

[4] Voir le cahier de jurisprudence consacré à cette question, Plein droit n° 89, juin 2011. La Cour de cassation, par un arrêt rendu le 4 juillet 2012, a quelque peu tempéré sa jurisprudence.

[5] En vertu de l’article R. 1423-53 du code du travail, l’assignation par voie d’huissier ne devrait pas dépasser 40 euros (« moitié prix ») ; mais, à ce prix-là, les huissiers évitent ce type de contentieux. Aussi, il est parfois préférable d’accepter de payer davantage pour conserver de bonnes relations avec ces auxiliaires de justice.

[6] L’Office français de l’immigration et de l’intégration.

[7] Pour le salarié lambda, cela prend entre six et huit mois.