Europe - La « libre circulation » : retour sur le « monde d’hier »

Les canonnades d’août 1914 mirent brutalement fin à l’époque où les gouvernements considéraient les étrangers “sans suspicion ni méfiance

Article extrait du Plein droit n° 116

La « libre circulation » : retour sur le « monde d’hier »

Emmanuel Blanchard
Enseignant-chercheur, Gisti, président du réseau Migreurop
 
 

 

 

« Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait [...] Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. » Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen (1942)

La citation en exergue est connue de nombreux lecteurs et lectrices de Plein droit. Depuis plusieurs années, elle est en effet utilisée par les défenseur·e·s de la liberté de circulation afin de faire prendre conscience que le monde érigé de frontières et de barrières que nous connaissons n’est pas immuable. Le si répressif régime migratoire actuel étant le fruit d’une histoire relativement récente, il pourrait être réformé, sinon aboli, afin de revenir « à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits ».

Au-delà des témoignages de Stefan Zweig ou de ses contemporains, la plupart des historien·ne·s travaillant aujourd’hui sur les migrations et les entraves aux circulations humaines reconnaissent que « les canonnades d’août 1914 mirent brutalement fin à l’époque où les gouvernements considéraient les étrangers “sans suspicion ni méfiance” et où ces derniers étaient libres de franchir les frontières sans trop de difficultés [1] ». Ces mêmes chercheur·e·s s’accordent sur un paradoxe de l’époque contemporaine : si les passages de frontières n’ont jamais été aussi nombreux, le régime migratoire, en partie libéralisé après la Seconde Guerre mondiale, s’est considérablement durci depuis les années 1970, et plus encore depuis le tournant du XXIe siècle [2]. Le « monde perdu » de Stefan Zweig peut donc légitimement apparaître comme un modèle ou une période avec lesquels il faudrait renouer. Ces « souvenirs d’un Européen » restituent cependant l’expérience singulière d’un représentant des élites viennoises dont le vécu n’était partagé que par une toute petite partie des natifs du vieux continent, sans même parler des habitant·e·s des autres régions du monde. Le même Stefan Zweig, à partir du moment où il fut identifié comme juif, dut contourner des barrières qui furent fatales à certains de ses semblables à la recherche d’un refuge. Ces obstacles n’apparurent pas dans les années 1930 : certains avaient commencé à être érigés au tournant du XXe siècle, particulièrement contre des Juifs sans ressources fuyant les persécutions subies en Russie.

Cet article vise à restituer ce monde d’avant 1914 où, il est vrai, les États européens se souciaient peu d’un contrôle des frontières qu’ils n’avaient pas les moyens de mettre en œuvre. Il y régnait non pas la liberté de circulation défendue par les militant·e·s actuels mais bien une relative « libre circulation » finalement pas si éloignée de celle aujourd’hui en vigueur : ainsi, pour une minorité privilégiée – particulièrement du « Nord » mais pas seulement – les frontières demeurent « des lignes symboliques qu’on traverse avec insouciance ». Il n’en reste pas moins qu’hier comme aujourd’hui, le régime frontalier est fondé sur une triple hiérarchisation des droits marquée par : des discriminations raciales, explicites ou non ; le soupçon à l’encontre des circulations des plus pauvres ; l’hostilité aux réfugiés [3], quand leurs arrivées décrites comme « massives » sont prétextes à des mobilisations xénophobes.

Le mouvement d’affirmation du droit à quitter son lieu de résidence pour éventuellement entrer dans un autre territoire a touché la plupart des pays d’Europe dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment même où les grandes puissances (en particulier la France, la Grande-Bretagne puis l’Allemagne et les États-Unis) étaient engagées dans une vaste entreprise de colonisation et de partage du monde, notamment en Afrique et en Asie. Les deux processus ne furent d’ailleurs pas sans liens, car les colonies de peuplement (l’Australie, la Nouvelle-Calédonie puis la Guyane) furent envisagées comme des « soupapes de sécurité » permettant de résoudre la « question sociale » et d’accueillir les prolétaires, vagabonds et autres condamnés dont les déplacements étaient, depuis longtemps, une source d’inquiétude pour les gouvernants des principaux États européens.

 

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Extrait du Plein droit n° 116 
« Liberté de circuler, un privilège »

(mars 2018, 10€)